III

Durant trois jours, les deux longues pirogues, dans lesquelles avaient pris place Bob Morane, M’Booli et leur personnel, avaient remonté au moteur la rivière Shômbô, affluent du fleuve N’Golo, dans le sillage de Gaétan d’Orfraix et de son équipe, qui possédaient à peine quelques heures d’avance sur eux.

À Walobo, Bob avait intentionnellement donné l’impression d’être fort en retard dans l’organisation de son expédition. Alors qu’en réalité, avec l’aide morale d’Allan Wood et l’aide effective de M’Booli, tout avait été secrètement préparé en quelques heures. Aussi, quand Gaétan d’Orfraix et ses complices avaient pris le départ, Bob était-il prêt à se lancer sur leurs traces. Le plan de Morane était d’empêcher d’Orfraix d’atteindre le pays Rorongo avant que l’antagonisme qui les opposait ne tournât à une bataille rangée entre les deux groupes. Bob connaissait cette classe d’individus à laquelle appartenait le tueur de fauves, et il devinait ce dernier capable de toutes les traîtrises. Aussi fallait-il, de toute urgence, l’empêcher de nuire. Surtout que les trois trafiquants auxquels s’était uni le chasseur n’avaient rien de bien rassurant. Ils se nommaient respectivement Simon Steward, Rock Marcy et Hudson Cary, et ils étaient connus dans la région pour leur méchanceté et leur manque de scrupules.

Le soleil était déjà très bas sur l’horizon. Il allait être temps de choisir un endroit où camper avant que la nuit ne tombât. À un détour de la rivière, une petite pirogue solitaire apparut. Conduite par un seul rameur, elle se dirigeait vers les embarcations montées par Morane et ses compagnons. Il s’agissait d’un homme envoyé en éclaireur par Bob afin de surveiller les faits et gestes de Gaétan d’Orfraix et de sa troupe.

Faisant stopper les moteurs, Morane attendit que la petite pirogue fût à proximité. Le Noir qui la montait parla rapidement.

— Les quatre hommes blancs dressé campement passé deuxième boucle de la rivière.

— T’ont-ils aperçu ?

Dans un grand sourire plein de vanité, le Noir découvrit un impressionnant râtelier de dents blanches limées en pointe.

— Non, Bwana. Mangawo bien se cacher. Lui malin.

— C’est parfait, Mangawo. Tu auras une récompense. Conduis-nous.

S’interrompant, Bob se tourna vers M’Booli, pour dire :

— Nous allons continuer à la pagaie pour éviter que le bruit des moteurs ne nous fasse repérer.

Le grand Balébélé jeta un ordre en dialecte swahili. Les Noirs, saisissant leurs pagaies, firent progresser les lourdes embarcations le long de la berge tapissée de hauts papyrus et de sagittaires, dans le sillage de la petite pirogue conduite par Mangawo.

Dans le creux de la seconde boucle de la rivière, Mangawo, maniant habilement la pagaie à pale lancéolée, arrêta son esquif. Tourné vers Morane, il désigna le méandre suivant et dit à mi-voix :

— Campement hommes blancs là, derrière.

— Nous allons aller leur rendre une petite visite de politesse, dit Bob à l’adresse de M’Booli.

La pirogue montée par Mangawo était venue se ranger bord à bord avec celle de Bob et du Balébélé. Les deux hommes prirent place dans la petite embarcation et Morane jeta un ordre aux passagers des deux grands canots :

— Vous nous attendrez ici jusqu’à ce que nous vous appelions. M’Booli, Mangawo et moi allons aller seuls jusqu’au campement des hommes blancs.

— Seuls ! fit le grand Balébélé avec effarement. Mais c’est de la folie, Bwana Bob ! Ils sont trop nombreux.

— Trop nombreux ? Peut-être, fit Morane avec un sourire mystérieux, peut-être. Mais fais-moi confiance, M’Booli, je sais comment parler à ce genre d’individus…

Morane jeta un coup d’œil à sa montre. Il enleva son chapeau de feutre et passa les doigts de sa main droite dans ses cheveux. Ensuite, il se recoiffa, tira son revolver de l’étui et s’assura que le barillet était bien garni des six cartouches réglementaires.

— Je crois que nous pouvons maintenant nous mettre en route pour aller rendre la petite visite de politesse en question à monsieur d’Orfraix et à ses dignes compagnons, dit-il.

M’Booli paraissait s’être dépouillé de toute crainte. Il saisit une pagaie et dit d’une voix joyeuse, à l’adresse de Mangawo :

— Un petit effort, Mangawo. Le moment est venu d’aller jouer un mauvais tour aux méchants hommes blancs.

L’interpellé se mit à rire silencieusement.

— Oui, nous jouer mauvais tour à méchants hommes blancs. Mangawo aimer jouer mauvais tour à méchants hommes blancs.

Se saisissant à son tour d’une pagaie, il se mit à souquer ferme et, sous l’impulsion des deux Africains, la pirogue glissa rapidement sur l’eau moirée, pour contourner la boucle du fleuve.

 

*

* *

 

Gaétan d’Orfraix, Simon Steward, Rock Marcy et Hudson Cary avaient installé leur campement à un endroit où le courant, encombré de bancs de sable servant de refuge aux crocodiles, formait une étroite plage au creux d’un méandre. Étroite plage cernée de partout par la forêt qui, dans le crépuscule, élevait sa barrière hostile, d’où commençaient à sourdre les cris inquiétants des rôdeurs nocturnes.

Quand la pirogue montée par Morane, M’Booli et Mangawo apparut au large de la rivière, il y eut un remue-ménage et des cris dans le campement. Parmi les silhouettes d’une trentaine de Noirs, Morane distingua celles des quatre Européens. L’un d’eux, il le savait, n’était autre que Gaétan d’Orfraix.

En lui-même, Bob s’amusait en songeant à la déconfiture qu’allait bientôt éprouver son compatriote qui, en brusquant son départ de Walobo, croyait sans doute ferme comme roc lui avoir faussé compagnie.

Propulsée par M’Booli et Mangawo, l’embarcation fendait rapidement l’eau sombre de son étrave effilée, pour se rapprocher de la plage qu’elle toucha juste à hauteur des quatre Européens.

Bob sauta légèrement à terre et, tandis que M’Booli et Mangawo tiraient la pirogue au sec, il marcha résolument vers Gaétan d’Orfraix, à deux pas duquel il s’immobilisa. Sur les lèvres minces du chasseur, un sourire ironique errait.

— Tiens, voilà le commandant Morane ! Si je m’attendais à vous revoir si tôt, surtout en aussi piètre équipage ! Avez-vous eu tant de mal à recruter des porteurs, que vous ayez dû vous contenter seulement de deux hommes ? Sans doute, en apprenant mon départ, vous êtes-vous empressé de vous lancer à ma poursuite afin de m’empêcher de trouver avant vous le Gorille Blanc. Hélas, vous vous êtes une fois encore surestimé, monsieur Morane, et vous êtes venus vous jeter dans la gueule du loup ! Vous êtes trois seulement, et nous sommes plus de trente.

Silencieux, Bob considérait avec attention les trois compagnons de d’Orfraix. Simon Steward était un petit homme trapu, presque aussi large que haut, au front de taureau sous une chevelure flamboyante ; Rock Marcy, lui, était de haute taille, bâti en force, et son visage abêti indiquait l’habitué aux boissons fortes ; quant à Hudson Cary, il était grand, maigre, avec une tête de vautour emmanchée à un cou long et nerveux sur lequel les tendons saillaient comme des cordes. Dans leurs regards à tous trois, les flammes du foyer mettaient des lueurs rougeâtres qui en accentuaient encore l’expression mauvaise et sournoise.

Morane avait fait mine d’ignorer les menaces d’Orfraix :

— Dans l’avion, dit-il, d’une voix calme, je m’étais contenté de vous dire combien votre intention de vous attaquer au Gorille Blanc me répugnait. Je m’aperçois que vous vous êtes entêté et que vous n’avez rien fait pour calmer vos instincts meurtriers. À présent, je n’irai pas par quatre chemins. Je suis venu ici pour vous interdire pousser de l’avant. Si vous persistez à vouloir gagner le pays…

— Que se passera-t-il ? interrogea Gaétan d’Orfraix avec un mauvais sourire.

— Vous vous en repentirez, compléta Bob de la même voix calme.

D’Orfraix éclata de rire.

— Vous n’êtes pas en position de poser vos conditions. Je vous le répète, vous êtes trois, et nous sommes plus de trente. Je pourrais vous abattre sans que vous ayez même la possibilité de vous défendre.

En prononçant ces derniers mots, d’Orfraix avait porté la main à l’automatique pendu à sa ceinture. Il n’eut pas le temps de dégainer. Morane avait fait un rapide mouvement, pour se retrouver revolver au poing, comme si l’arme lui était sautée toute seule dans la main.

Voyant le revolver braqué dans sa direction, d’Orfraix s’immobilisa. L’inquiétude se lisait maintenant sur son visage, car il eût suffi à Bob de presser la détente pour le rayer du monde des vivants.

— Vous n’êtes pas assez rapide, monsieur d’Orfraix, fit Morane. Il ne suffit pas de menacer les gens, il faut encore se sentir capable de mettre ses menaces à exécution.

Devant le calme de son antagoniste, d’Orfraix dut deviner que ce dernier n’était pas homme à perdre son sang-froid et à se mettre à tirer à tort et à travers. Aussi ne tarda-t-il pas à reprendre son assurance.

— Je ne comprends pas où vous voulez en venir, commandant Morane. En supposant même que vous réussissiez à m’abattre, mes compagnons vous tueraient à leur tour. Nous sommes trop nombreux, et vous n’avez pas la moindre chance de vous en tirer.

— Vous croyez cela, fit Bob avec un sourire narquois, tout en rengainant son revolver. Vous me connaissez mal, monsieur d’Orfraix. Par contre, je connais bien, moi, les gens de votre sorte. Vous êtes un lâche, monsieur d’Orfraix.

À cette insulte, portée devant ses hommes, Gaétan d’Orfraix poussa un cri de rage. Sans doute pour démentir cette accusation de lâcheté, il se précipita sur son compatriote. C’était tout ce que Morane attendait. Comme d’Orfraix le frappait du poing, il arrêta le coup du tranchant de la main gauche. En même temps, sa droite saisissait la manche de l’adversaire à hauteur du coude, tordant violemment le tissu afin d’arrêter la circulation sanguine. Amenant alors d’Orfraix à lui, Bob, sans lâcher sa première prise, lui replia le bras dans le dos, pour terminer par une torsion de la main en patte de canard.

Voyant d’Orfraix ainsi immobilisé, Steward, Marcy et Cary firent mine de s’avancer pour lui porter secours. Mais Morane, assurant davantage encore sa clé, fit pousser un hurlement de douleur à son adversaire.

— Dites-leur de ne pas intervenir, monsieur d’Orfraix, conseilla-t-il, ou je vous casse le bras.

— Ne bougez… pas ! jeta d’Orfraix à l’intention de ses trois complices. Ne bougez pas !

Steward, Marcy et Cary s’immobilisèrent.

— Voilà des enfants sages, fit Bob en ricanant.

Il se tourna vers M’Booli et commanda :

— Appelle le reste de la troupe. Ensuite, je dicterai mes conditions à ces vilains oiseaux.

Pendant que M’Booli hélait à pleine voix les pagayeurs, Morane, tout en maintenant solidement d’Orfraix, continuait à surveiller Steward, Marcy et Cary. Ceux-ci, obéissant aux ordres de leur chef qui, dressé sur la pointe des pieds, continuait à grimacer de douleur, ne faisaient plus mine d’intervenir. Quant aux porteurs, comme on ne les avait pas, engagés pour se battre, ils assistaient à la scène en témoins impartiaux et attentifs.

Les deux grandes pirogues apparurent au détour de la rivière. Elles s’approchèrent de la plage et les hommes de Morane, armés de leurs vieux fusils, mirent pied à terre. Desserrant alors légèrement son étreinte, Bob poussa violemment d’Orfraix en avant. Le chasseur trébucha et tomba sur un genou. Il se redressa presque aussitôt, pour faire face à Morane. Une expression de haine indicible peinte sur ses traits, il allait se précipiter à nouveau sur son adversaire, mais il se contint cependant. Il passa une main sur son visage couvert de sueur et dit d’une voix sourde :

— Soit, vous avez la partie belle, pour l’instant du moins. Que comptez-vous faire ?

— Vous empêcher de gagner les Monts Rorongo, tout simplement. Demain, vos porteurs vous quitteront pour regagner Walobo en vous laissant une seule petite pirogue. Quand ils seront loin, nous vous abandonnerons ici, Steward, Marcy, Cary et vous. Trois solutions s’offriront alors à vous. Ou persister malgré tout à vouloir gagner les Monts Rorongo, exploit qu’il vous serait difficile d’accomplir sans personnel. Ou regagner Walobo pour y réunir une nouvelle équipe. Ou renoncer définitivement. De toute façon, j’aurais ainsi gagné un temps appréciable sur vous.

— Et si les porteurs refusent de nous quitter ? demanda d’Orfraix, qui semblait se raccrocher à ce dernier espoir.

Ils ne refuseront pas quand M’Booli leur apprendra que le but réel de votre expédition est d’abattre des gorilles, qui sont des animaux totalement protégés. Vos Noirs habitent tous Walobo ou ses environs immédiats, et ils n’éprouvent certainement pas la moindre envie d’avoir des ennuis avec les autorités.

C’est à ce moment que Rock Marcy s’avança d’un pas vers Morane, en disant d’une voix rauque :

— Tout cela est bien, mais il faudrait voir si nous sommes d’accord. Je ne suis pas homme à accepter les ordres du premier venu, et nous avons le droit de nous promener dans la jungle comme bon nous semble.

Mais Gaétan d’Orfraix retint son acolyte par le bras.

— Laissez, Rock ! Pour le moment, le commandant Morane a l’avantage. Si nous tentions de lui résister, il pourrait nous en cuire, surtout qu’il est fort probable que nos porteurs nous laisseraient tomber. Qui sait si, plus tard, nous ne pourrons pas prendre notre revanche.

Se tournant vers Bob, le chasseur continua d’une voix chargée de menace :

— Nos routes se croiseront à nouveau, soyez-en certain. Je ne vous souhaite pas de vous trouver alors au bout de mon fusil…